Mesdames et messieurs, en ce sombre jour d’Halloween, j’ai le plaisir d’accueillir Matthieu du blog Break Culture pour la co-écriture d’un numéro spécial du Monstre du Dimanche. Aujourd’hui, plongeons dans l’univers sinistre de The Evil Within, un des jeux d’horreur les plus effrayants sortis à ce jour.
Attention, cet article contient quelques spoilers sur l’histoire du jeu
Origines possibles de la représentation des monstres
Il existe une théorie, et cette chronique des « Monstres du Dimanche » le prouve depuis le début, selon laquelle la plupart des mythes et légendes que l’on connaît aujourd’hui ont une origine rationnelle, une explication historique et/ou culturelle. Comme tout le monde, vous avez déjà dû vous demander au moins une fois d’où venaient alors les représentations visuelles qu’on pouvait avoir de choses qui n’existent pas, et en particulier des monstres. La réponse la plus évidente serait qu’elles ont été construites à partir d’un imaginaire collectif, des craintes de chacun et des différents « on dit » au fil du temps et des époques. C’est un fait reconnu, on a toujours tendance à exagérer les traits des choses qui nous terrifient le plus, voire tout simplement des choses qu’on ne connaît pas.
Cependant, il pourrait y avoir une autre explication : ces représentations seraient issues d’une simple déformation de la réalité. On le sait, les monstres n’existent pas. Pourtant, à moins d’avoir une imagination débordante, la création passe toujours essentiellement par une redéfinition de la réalité qu’on adapte d’une manière ou d’une autre pour transmettre quelque chose. Et selon le médecin et archéologue Philippe Charlier, c’est de cette manière que les monstres antiques tels qu’on les connaît aujourd’hui seraient nés. Les sirènes, mi-femmes, mi-poissons ? Hermaphrodite, fils bisexué de Hermès et Aphrodite ? Janus, divinité aux deux visages opposés ? Toutes ces figures doivent une part de leur existence à une observation clinique de malformations physiques ou de troubles psychiques, de pathologies réelles donc, qui étaient inconnues à l’époque et qui seraient à l’origine de telles représentations – c’est du moins l’interprétation que l’on trouve dans l’ouvrage de Charlier, Les Monstres humains dans l’Antiquité.
Le cas The Evil Within
Cette théorie aussi plausible qu’intéressante pourrait être appliquée à l’une des dernières licences vidéoludiques phares en matière d’horreur : The Evil Within, et plus particulièrement au premier opus sorti en 2014. Pour situer un peu le contexte, ce jeu développé par Shinji Mikami (qui n’est autre que le papa de Resident Evil) nous place aux commandes de l’inspecteur Sebastian Castellanos qui se retrouve plongé dans un monde d’horreur après avoir été envoyé sur une macabre scène de crime dans un hôpital psychiatrique. La raison ? Il a été connecté au STEM, une nouvelle technologie qui permet d’entrer dans l’esprit de quelqu’un, qui n’est autre que celui du psychopathe Ruvik dans le cas présent.
Les plus intéressés des joueurs l’auront probablement déjà remarqué s’ils se sont aventurés dans les bonus du jeu, mais en dépit du fait qu’aucune explication détaillée ne soit fournie au cours de l’aventure, chaque monstre du bestiaire a une origine bien précise. Loin d’être des monstres simplement modélisés pour faire peur, ils sont tous la représentation de choses rationnelles redéfinies par l’esprit démoniaque et torturé de Ruvik. À ce titre, et en ne s’attardant que sur les cas les plus représentatifs de la théorie, on pourrait les diviser en deux catégories :
1. La représentation de la folie humaine
On vient de le dire, Ruvik est un psychopathe à l’esprit aussi torturé que démoniaque. D’un point de vue médical, on pourrait donc le définir comme quelqu’un souffrant de troubles mentaux de la manière la plus extrême qui soit. Toutefois, on trouve plusieurs déclinaisons de cette maladie à travers le bestiaire du jeu :
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Les hantés
Ennemis les plus communs et les plus récurrents du jeu, ils ont une forme humanoïde distincte et s’apparentent en quelque sorte à des zombies de par leur apparence hideuse. Ils sont la représentation de toutes les personnes « lambda » prises au piège dans le STEM qui ont peu à peu été corrompues par la démence de Ruvik, à un tel point que cela a eu des conséquences sur leur apparence physique. D’une certaine manière, ils symbolisent donc le fait que les troubles psychiatriques sont souvent perçus comme une chose terrifiante.
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Les AlterEgo
À l’image des hantés, ils ont une forme humanoïde mais se démarquent surtout par le fait qu’il s’agit d’une créature à deux têtes. Ils représentent toutes les personnes souffrant de troubles dissociatifs piégées dans le STEM, ce qui s’est traduit par le fait que les deux personnalités se sont dissociées physiquement tandis que la plus hostile a pris le dessus sur l’autre. Ils incarnent donc une forme de peur vis-à-vis de cette maladie souvent représentée de manière négative.
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Le sadique
Cette imposante créature humanoïde se caractérise par son visage caché derrière un masque de fer, sa tenue couverte de sang, son immense tronçonneuse et surtout… son sadisme à toute épreuve. Une fois sa victime repérée, il ne la lâche pas tant qu’il ne l’a pas tuée. Il est la figure d’un tueur en série qui a été pris au piège dans le STEM et qui, associé à la folie de Ruvik, est devenu l’incarnation même de la tuerie. Il exprime donc la peur du déséquilibre mental de la manière la plus brutale et malsaine possible.
2. La représentation des peurs de Ruvik
Le jeu ne s’arrête cependant pas à des formes de représentation « populaire » des troubles mentaux. Bien qu’il soit l’incarnation même de la folie dans le jeu, Ruvik souffre comme n’importe quel individu d’un certain nombre de peurs et de traumatismes qui sont eux aussi matérialisés au sein du STEM. Il n’est alors pas surprenant de voir qu’ils sont bien souvent incarnés par des boss, autrement dit la plus grande peur des joueurs dans ce genre de jeux, comme pour appuyer l’impact qu’ils ont sur l’antagoniste :
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Laura
Créature la plus emblématique du jeu, elle se caractérise avant tout par sa difformité, sa peau brûlée et décolorée et ses cris perçants récurrents. Elle est en fait le symbole de l’un des plus gros traumatismes de la vie de Ruvik, celui de la mort de sa sœur, brûlée vive dans l’incendie d’une grange dont il est le seul à s’être échappé. Les derniers souvenirs qu’il a de sa sœur étant alors ses cris perçants provenant de l’intérieur… Ceci explique également pourquoi au sein du STEM, la seule chose à laquelle elle est vulnérable est le feu. On remarque aussi que Laura ressemble beaucoup à la fille de The Ring : créature féminine pâle et émaciée aux traits dissimulés. Peut-on voir ici une influence possible, ou bien une tendance commune ? D’autant plus que les deux ont tendance à surgir de façon plutôt soudaine et pour le moins léthale…
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Le Gardien
Autre créature emblématique du jeu, le Gardien est une imposante forme humanoïde caractérisée par sa tenue de boucher couverte de sang, son immense masse et sa tête en forme de coffre-fort. Cette dernière est la représentation du coffre dans lequel Ruvik entreposait toutes ses recherches, recherches qui lui ont cependant été volées et qui ont provoqué sa mort. Le Gardien est donc le symbole de la haine de Ruvik à ce propos : il cherche à protéger tout son travail (de Sebastian cette fois) et tue quiconque se dresse sur son chemin avec une violence extrême.
Fait surprenant, cette représentation se retrouve dans le film Dracula de 1992. Le début du film se déroule dans un asile psychiatrique. On y voit des gardiens qui portent des cages sur la tête, sans aucune autre forme de protection, comme le Gardien. On pourrait déceler ici une influence possible (proximité thématique avec l’hôpital psychiatrique, proximité d’image avec la cage sur la tête), d’autant plus que cette représentation ne semble étayée par aucune source historique. Dans le domaine de l’horreur, on retrouve aussi cette image dans l’un des Saw où l’une des victimes se retrouve la tête dans une cage. Même si on ne peut établir avec certitude que le Gardien s’inspire de ces films, on peut y voir un motif commun : la folie comme une prison personnelle (encore plus claustrophobique que la structure de l’hôpital psychiatrique), mais aussi un « glissement » du domaine pathologique (des malades aux gardiens, tout le monde peut être touché, et on ne sait plus qui est fou et qui est sain).
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Trauma
Cette créature aux mains mutilées se distingue principalement par le fait que sa tête est remplacée par une chaîne et qu’elle porte sur son dos une immense poutre qui la force à se distordre. Bien que cela ne soit pas des plus évidents au premier regard, c’est une représentation symbolique du poids que représentaient les valeurs religieuses du père de Ruvik, qui les lui imposaient depuis l’enfance. Il s’agirait alors de sa vision de la mort et de la renaissance.
Le mal est à l’intérieur
Si The Evil Within ne brille pas par son écriture, il incarne néanmoins une référence en matière d’horreur mais aussi surtout en matière de représentation de l’horreur. En effet, c’est un cas intéressant car comme on l’a évoqué, l’horreur et les monstres découlent généralement de l’imaginaire et de l’esprit. Or le jeu, dont le titre peut être littéralement traduit par « le mal intérieur », s’attaque précisément à la représentation de l’horreur depuis un esprit précis. Les troubles psychiques demeurent encore au XXIème siècle une véritable source de mystères pour la science dans le sens où, quoi qu’on en dise, il n’existe pas réellement d’explications prédéfinies sur leur fonctionnement, ni même de remède en cas de dysfonctionnement de l’esprit en général.
De ce fait, l’esprit en lui-même peut devenir une source de peur et The Evil Within le montre parfaitement avec son univers au background si développé. C’est d’ailleurs probablement la raison pour laquelle on peut avoir si peur en y jouant : il ne fait que représenter visuellement des choses dont on a conscience de l’existence mais pour lesquelles nous n’avons aucune représentation concrète. Plus encore, il nous est souvent impossible d’y trouver une explication claire ni même un quelconque moyen de s’en prémunir, ce qui entraîne alors cette crainte de se voir trahir par son propre esprit tout en se sentant impuissant face à cela. D’ailleurs, n’est-ce pas le sentiment que le jeu parvient à nous retransmettre tout au long du jeu à travers Sebastian ? Tous les événements sont-ils réellement en train de se produire, ou tout cela n’est-il que le fruit de son imagination ? Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Après tout, le héros du jeu, le détective Sebastian Castellanos, est un esprit torturé : torturé par la perte de sa fille, par son alcoolisme. Or dans le STEM, le tourment mental revêt un aspect physique, avec des interprétations assez crues de tortures quasi-médiévales : Laura et le feu, le Gardien et l’enfermement/confinement, Trauma et l’écartèlement/la crucifixion, les barbelés qui traversent les hantés et qui sont très clairement en souffrance physique. Le reflet physique de la maladie mentale fait partie des postulats du jeu et approfondit l’ambiance horrifique de l’ensemble.
En résumé, The Evil Within nous confronte à la peur d’une chose que l’on possède tous : l’esprit et ses possibles dérives, l’endroit même où le mal trouve ses origines.