Le premier article de la série sur Le Sorceleur et Witcher traitait des inspirations slaves du bestiaire littéraire et vidéoludique. Continuons la série anniversaire de Witcher III avec l’analyse des contes qui ont inspiré Sapkowski et CD Projekt Red.
Le procédé littéraire de l’évhémérisme
Il n’y a probablement pas mieux que Sapkowski pour expliquer en quoi consiste l’évhémérisme:
« […] Mes premières nouvelles des années 1986-1990, y compris la toute première intitulée « Le Sorceleur », s’appuyaient sur une idée de base qui consistait à prendre un conte plus ou moins connu et m’amuser à inventer les événements qui auraient pu mener à son apparition. C’est-à-dire: le conte que nous connaissons aujourd’hui s’appuie sur des événements réels, mais cet événement a été « féérisé », idéalisé, stylisé, rendu plus beau, plus attractif, plus parfumé, et bien sûr, on lui a ajouté une morale qui fait du bien. Ce processus, qu’on appelle l’évhémérisme, devait constituer mon idée pour l’écriture de la fantasy, ma façon d’aborder ce genre, mon propre moyen de parvenir à ce genre et, n’ayons pas peur de le dire, ma marque de fabrique. »
L’évhémérisme, c’est donc prendre un conte qui existe et lui trouver des racines pas merveilleuses du tout. On pourrait croire que c’est impossible d’appliquer ça à la fantasy. Sapkowski prouve le contraire. Il compose des histoires brutes, sans once de merveilleux, mais pleines de fantastique. Ca a donné Le Sorceleur, avec le succès qu’on lui connaît. Alors, où l’auteur a-t-il puisé ses inspirations?

La classification Aarne-Thompson
C’est quoi, au juste, un conte? Le concept trouve sa définition dès 1910 avec la première apparition de la classification Aarne-Thompson (AT) qui classe les contes populaires par catégorie. Une première version a été réalisée par le folkloriste finnois Antti Aarne, complétée plus tard par le chercheur américain en folklore Stith Thompson. Elle regroupe les contes populaires en contes-types : contes d’animaux, contes merveilleux, contes religieux, etc. Ces contes-types sont subdivisés en thèmes et en sous-thèmes. Ainsi, le conte-type « Contes d’animaux » contient le thème « Animaux sauvages », qui lui-même répertorie les contes consacrés au renard ou autre animal rusé d’une part et les contes consacrés aux autres animaux sauvages d’autre part. Chaque catégorie porte un numéro distinctif. Par exemple, AT 426 correspond à Blanche-Neige.
Sapkowski et Aarne-Thompson
La plupart des contes mis en scène par Sapkowski sont très facilement reconnaissables. L’histoire de la stryge (nouvelle « Le Sorceleur » dans Le Dernier Voeu), c’est clairement La Belle au Bois Dormant (AT 410). Concernant la brouxe et l’homme transformé en bête (« Un grain de vérité »), on reconnaît de suite La Belle et la Bête (AT 425C). Pour « Les limites du possible » qui raconte la chasse au dragon d’or, on retrouve le conte-type du chasseur de dragon (AT 300).
On pourrait continuer longtemps cette énumération. Un seul conte a été, selon moi, plus difficile à reconnaître. C’est celui qu’on trouve dans « Une question de prix » et qui reproduit « Hans mon Hérisson ». Il est moins connu, et donc moins évident à reconnaître.
« Hans mon Hérisson »
Dans le conte original, un paysan souhaite tellement un enfant qu’il se dit que ce pourrait être un hérisson ; finalement, il a un fils mi-homme, mi-hérisson. Un jour, son rejeton lui demande de lui offrir une cornemuse et lui ferrer son coq, et s’en va élever des animaux dans un bois reculé. Là-bas, il aide deux rois égarés à retrouver leur route, en échange de quoi il leur demande la première chose qu’ils verront quand ils passeront le seuil de leur demeure. Pour les deux, ce sera leur fille. Le premier fera mauvais accueil à Hérisson, contrairement au deuxième. Hérisson épouse sa fille et se débarrasse de l’enchantement.
Chez Sapkowski, Geralt est invité par Calanthe, reine de Cintra, à assister au banquet au cours duquel sera choisi le mari de sa fille, Pavetta. Un invité indésirable vêtu d’une armure qui le recouvre entièrement fait irruption et exige la main de la princesse : il avait sauvé son père quinze années auparavant, en échange de quoi il lui avait demandé de lui donner « quelque chose qu’il avait laissé chez lui sans le savoir ». En rentrant chez lui, le roi avait surpris la reine en couches. Par une ruse, Calanthe fait enlever son casque au chevalier, et il s’avère qu’il a une tête de hérisson. Après un combat inégal et un grand capharnaüm, l’enchantement disparaît et il redevient humain. Calanthe finit par lui céder la main de sa fille, brisant ainsi le maléfice qui pesait sur lui. Plus tard, il s’avérera que c’est un moment crucial pour l’ensemble de la saga.

Les autres contes
On ne peut toutefois prétendre que Sapkowski se soit inspiré uniquement des contes AT. On retrouve aussi des contes non classés, comme du Perrault ou du Andersen. Par exemple, on a La Reine des neiges pour la nouvelle « Eclat de glace », ou encore La Petite Sirène pour « Une once d’abnégation ».
A l’intérieur même des nouvelles, les références sont nombreuses. Ceci concerne non seulement la structure des histoires, mais aussi de petites références cachées par-ci par-là, comme des genres d’easter eggs à l’attention des lecteurs attentifs. On retrouve pas mal de références aux contes polonais. J’ai retrouvé sans mal « Le Dragon de Wawel », ou encore la légende cracovienne de la princesse Wanda. Il peut d’ailleurs s’agir de références détournées et pas forcément très glorieuses:
« J’ai entendu et je connais vos chansons : sur la reine Vanda, noyée dans la rivière Cula, car personne ne la voulait. »
En vérité, dans la légende, la princesse Wanda se jette dans la Vistule pour ne pas épouser un prince allemand qui voulait récupérer ses terres.
Les contes dans Witcher III
L’écriture de Witcher III est extrêmement fidèle au style de l’auteur. La référence au conte est donc très présente dans le jeu. Il y en a certains à côté desquels il est impossible de passer.
Contes internationaux
Les contes impossibles à louper sont ceux qui sont internationaux. Keira Metz transforme des souris en chevaux blancs qui tirent un attelage. Pas la peine de chercher bien loin, on voit tout de suite qu’il s’agit d’une référence à Cendrillon.
Autre exemple, celui de la quête principale autour des enfants disparus et du « Chemin des Douceurs ». Une histoire de sorcière, d’enfants abandonnés, de sucreries et de forêt, ça parle forcément à tout le monde. On repère sans trop de mal Hansel et Gretel. D’ailleurs, le nom de la petite fille rencontrée par Ciri est « Małgosia », dans la version polonaise du jeu. Comme dans la version polonaise du conte, intitulée « Jaś i Małgosia ». En français, ils ont gardé le prénom de la version anglaise, « Gretka ». Ce n’est pas tout à fait « Gretel », mais on n’en est pas loin.
Contes polonais
Il y a aussi des contes typiquement polonais dans le jeu. Vous vous souvenez de la quête « La Tour des Souris »? Geralt doit se rendre sur une île où un seigneur s’était fait tuer par ses serfs, poussés à bout par ses exactions. Eh bien, dans la légende, un roi devient trop avide de pouvoir. Il convie tous les autres rois de la contrée et les empoisonne pour s’accaparer leurs terres. Ensuite, il jette leurs corps dans le lac voisin. Toutefois, le peuple en entend parler et attente à sa vie. Il s’enfuit par une porte dérobée et rejoint une île sur le lac, où il a précédemment fait bâtir une tour. Il se réfugie dans cette tour, mais le châtiment divin le frappe et il se fait dévorer vivant par des milliers de souris.
Et vous vous souvenez de la fin de Hearts of Stone? Olgierd est condamné à mourir sur la Lune… Eh bien, c’est calqué tout droit sur le conte de Messire Twardowski qui vend son âme au diable. Il acquiert un pouvoir énorme, mais ne doit jamais aller à Rome sous peine de mourir. Mais alors qu’il voyage en pleine tempête, il s’arrête dans une auberge qui, sans qu’il le sache, s’appelle « A Rome ». Et il s’enfuit sur la Lune pour échapper au diable.
Le mot de la fin
Le Sorceleur, ce sont clairement des contes pour les adultes des temps modernes qui se rêvent encore un peu enfants. A chaque lecture, à chaque partie, on remarque des petites choses, des détails qui nous avaient échappés précédemment. Ce sont aussi ces références multiples qui font la richesse de l’ensemble. Au-delà des aspects de qualité d’écriture ou de gameplay, il y a un vaste champ culturel à explorer. Sapkowski comme CD Projekt Red nous rappellent sans cesse nos liens avec notre imaginaire parfois oublié ou négligé.
Alors, la prochaine fois que vous aurez le livre dans les mains ou le jeu dans la console, soyez attentifs à ces indices. L’expérience n’en sera que plus prenante.